Lettre ouverte
Avant de mourir, Gustav Mahler aurait prononcé ces quelques mots : « Mon petit Mozart ! ». Ces dernières paroles témoignent de son immense amour pour la simplicité, et ce jusqu’au dernier instant. Cette simplicité qui, de nos jours, se voit volontairement confondue avec la facilité ou la banalité, par ceux-là même qui en sont totalement dépourvus ; cette simplicité tant disparue, ennemie d’une élite qui ne prétend plus trouver l’intelligence que dans la complexité et l’ésotérisme. Dans ce monde d’excès et d’abondance, la simplicité est devenue une injure, un gros mot ; elle exaspère, elle dérange, elle hérisse le poil de la civilisation.
En musique, le détail prévaut donc sur l’ensemble. La recherche de l’effet sonore est comble de subtilité. Nulle place pour le discours ; nulle place pour la phrase musicale ; nulle place pour la mélodie. Cette mélodie, tant abandonnée elle aussi, qui ne signifie plus — aux yeux de l’élite que nul n’ose renverser — que vulgarité et médiocrité, renvoyant ainsi les artisans d’un ordre musical nouveau et universel au rang d’incultes et d’ignorants.
Et c’est justement là que toute la question se pose. Le rôle de l’artiste n’est-il pas de s’adresser à l’ignorant ? Certes, l’artiste véritable est à une plus haute altitude que le reste du monde ; mais il n’a pas choisi d’être à ce poste et n’en reste pas moins un homme. Un homme qui se doit d’emmener ses frères vers de plus hauts sommets. Un homme qui se doit de bâtir un pont entre deux rivages, capable de trouver un chemin entre l’ombre et la lumière. Un homme, véritable créateur : un Artiste.
Dépourvu de toute humilité, car savant mais loin d’être sage, l’artiste moderne ne se voit plus comme un lien entre deux mondes : l’artiste se présente toujours comme la tour suprême, la cime inaccessible ; il en devient même plus important que toute son œuvre. Pas question donc de s’abaisser au monde des ignorants. L’artiste préfère rester sur son rocher à narguer le monde, ricanant du haut de sa connaissance qui, du fait de son isolement, en devient autant futile que ridicule. Et s’il estime ne pas avoir besoin des autres, les autres apprennent à se passer de lui. Lui qui ne souhaite plus enchanter l’âme et le cœur de ses semblables. Lui qui ne tend plus la main à personne ; lui qui n’est donc plus un artiste. Lui qui ne veut plus de l’humanité mais qui voulut nous faire croire qu’il eût pu en être le maître.
Aujourd’hui, la science et la technique sont seules garantes de qualité, même pour une œuvre d’art. Alors que le savoir-faire de l’artisan devrait s’effacer derrière la beauté de l’ouvrage et ne laisser place qu’à l’émotion pure, la conception et le processus de création priment désormais sur l’émotion que devrait susciter l’œuvre. Le chef-d’œuvre n’est plus beau : il est intéressant ! Et son appréciation passe par son explication qui suppléée dès lors toute son expression. Par son explication, l’œuvre pallierait-elle la faiblesse de son propre discours ? On commente, on ergote, on brode sur le sujet, comme si la création n’était plus en mesure de s’expliquer d’elle-même, comme si elle balbutiait, comme si elle était devenue aphone ou pire encore, muette.
L’explication d’une œuvre d’art est la négation même de son existence. C’est à l’œuvre, et à elle seule, d’élever l’esprit de son spectateur ; c’est elle qui doit lui donner les clefs de la compréhension, clefs qu’elle préserve fermement en son sein, afin qu’aucun intermédiaire — aussi savant soit-il — ne puisse s’immiscer entre la création et celui qui la reçoit, et que nul n’ose troubler cette intimité si fragile ; l’œuvre d’art comme unique lien entre le créateur et le spectateur. L’œuvre d’art : un trait d’union entre les hommes, signe d’une nouvelle ère d’espoir et de fraternité.
Amis musiciens, gardons notre esprit critique et notre goût immodéré pour le beau. Soyons curieux, restons intransigeants et osons nous inspirer de ces quelques lignes d’Hector Berlioz : « L’autorité de cent vieillards, eussent-ils cent vingt ans chacun, ne nous ferait pas trouver laid ce qui est beau, ni beau ce qui est laid ».
Et maintenant, à nous d’inventer « la musique classique d’aujourd’hui » !